INSTANTS MAGIQUES DANS LES PAS DE JEROMINE PASTEUR
Il y a des moments où la destinée devient époustouflante. C’est ce que j’ai ressenti lors de mon passage chez les Ashaninkas, dans l’est du Pérou.
Mercredi 12 octobre 2016. Je monte dans un « combi » en compagnie de Gladys. Je respire une dernière fois la tranquillité de San Ramón, petite ville à l’orée de la Selva péruvienne. Je ne pense déjà même plus aux premiers pas que j’ai fait la veille, avec son mari suisse, Tomas, dans la jungle locale. Je suis déjà là où j’ai décidé d’aller ou plutôt, ai-je envie de dire : « où la vie a déterminé que j’irai » – tant tout donne le sentiment de s’être parfaitement enchaîné pour que j’aille là. Là, c’est à dire chez les Ashaninkas.
Gladys va m’accompagner jusqu’à La Merced, la toute proche capitale de la province de Chanchamayo, à quelque 400 km à l’est de Lima à vol d’oiseau. Puis elle va choisir un taxi dans lequel je pourrai avoir confiance pour me déposer à un point précis sur la route – ce qui, à ce moment, me paraît, en effet, ne pas être superflu… Après cela, elle s’en ira retrouver Tomas tandis que j’irai vers le village de Pucharini.
Etonnant quand même : bien qu’habitant San Ramón depuis trois-quatre ans, Gladys – Péruvienne de naissance mais ayant essentiellement vécu à quelques centaines de kilomètres de là – en connaît bien moins que moi sur ce peuple indien. Pour ne pas dire qu’elle en connaît juste l’existence, point.
Pour moi, les Ashaninkas, c’est Jéromine Pasteur. C’est notamment un livre – Selva sauvage – que lisait mon père quand il est décédé. Tout en ayant parcouru le livre par la suite, j’ai toujours laissé le marque-page (une simple partie de feuille de journal de Libération-Champagne – que papa lisait quotidiennement et qu’il avait soigneusement pliée) à cet endroit . Cela a-t-il eu un effet d' »appel » sur moi ou sur le destin (qui se serait senti chatouillé) ?… Toujours est-il que c’est un peuple pour lequel j’ai aussi éprouvé un intérêt moi-même. Peut-être parce que l’image de Jéromine Pasteur m’a séduit. Peut-être parce qu’il s’agissait d’un peuple indigène méconnu. Probablement parce que c’est un peuple victime des Blancs contemporains. Sans doute, aussi, pour sa relation avec la nature et ses pouvoirs chamaniques…
Et puis, il y a ce que j’ai vécu. Un corps considérablement abîmé qui n’aurait jamais dû – en principe – se rétablir. Le choix de l’abandon de notre médecine – qui ne m’a plus laissé d’espoir à la fois vu mon état et vu les moyens (limités) qui sont les miens dans le cadre du système français. La découverte que j’ai faite un jour d’une thérapie japonaise. Le fait d’avoir compris et appris le fonctionnement de cette approche des choses et de l’existence. Mais aussi, d’une part, le partiel délaissement de certains aspects de ma santé depuis fin 2013 (pour des raisons familiales sur lesquelles je ne m’étendrai pas) ; et, d’autre part, cette conscience d’un point de douleur récurrent quoique pas très intense du côté droit du ventre. Sur ce plan, je ne pouvais ignorer que je n’avais pas repassé de coloscopie après un passage en hôpital pour une petite ablation et des antécédents familiaux… Alors, avec ce désir bien ancré de connaître le Pérou et d’emprunter le train mythique le plus haut du monde*, j’ai décidé d’aller dans une tribu ashaninka et de me faire traiter par une chamane dans le cadre d’un voyage au Pérou .
Lorsque j’ai préparé mon voyage, j’ai fait la connaissance d’une famille péruvienne tenant des chambres d’hôtes à Lima, à Huancayo – les deux extrémités du train des Andes – ainsi qu’à San Ramón. Parmi les informations que j’ai récoltés sur les Ashaninkas, j’ai découvert qu’une tribu ashaninka, non loin de San Ramón, avait des curanderas – ce que l’on traduira par femmes « chamanes »** . Tout semblait s’emboîter parfaitement, naturellement, pour que j’y aille.
Vu le temps et le budget dont je disposais pour mon voyage, je m’étais prévu trois jours dans la région dont deux exclusivement attribués à aller chez les Ashaninka. Cela fait peu mais je n’avais pas pu avoir d’échos précis et j’ignorais si j’allais être en confiance pour un traitement, si une durée (très) prolongée ne me serait pas demandée – comme pour les personnes qui vont faire un plongée dans l’ayahuasca – ; si je serais accepté ; si… Alors j’ai privilégié le côté découverte du Pérou.
* le train qui relie Golmud à Lhasa (Chine/Tibet) va un peu plus haut – mais n’a rien de mythique.
** je mets des guillemets car le terme chamane est assez galvaudé ; d’ailleurs curandera*** est la forme qui est usitée en espagnol mais elle englobe des thérapeutes très différentes (dont celles qui procèdent en faisant absorber au « patient » de l’ayahuasca) mais je préfère curandera à chamane car tout en restant généraliste, le mot ne renvoie pas nécessairement aux même clichés.
*** curandero si c’est un homme
Me voilà à Lima. Dans le train. A Huancayo. Là, je discute un peu avec les parents des deux sœurs. Je me suis notamment imposé d’apprendre des bases de quechua avant de partir – et la maman prend plaisir à m’apprendre son quechua… qui s’avère bien différent des méthodes que j’ai pu trouver. Au fait, chère madame, est-ce que vous pourriez m’apprendre quelques mots d’ashaninka ? Me parler de leur façon de prononcer ? Rien !… Bon ! Je vais devoir faire avec la vingtaine de mots que j’ai dégottés !… « Vous allez voir les Ashaninkas ? ». La petite mamie qui plaisantait l’instant juste avant prend soudain une expression non seulement sérieuse mais aussi teintée d’une inquiétude qui m’interpelle. ??? « C’est dangereux ! ». Silence – qui permet d’intégrer l’info. Dangereux ? Je ne m’inquiète pas outre mesure, sachant que pour les personnes âgées des villes, d’une part, beaucoup de choses sont bien plus dangereuses qu’en réalité et que, d’autre part, les indigènes représentent quelque chose qui porte une connotation de danger. En tout cas cette chère dame n’est pas ignare sur le sujet : « les Ashaninka ont beaucoup souffert. Notamment à cause des trafiquants de drogue installés ou passant dans la région. Puis à cause du Sentier Lumineux. Il y a eu beaucoup de morts… Et puis des Blancs des villes sont venus dans la région lorsque les choses se sont apaisées et ont profité d’eux – tant des indiens que des terres… Maintenant les Ashaninkas ont le droit (dit-elle) de faire leur propre justice sur leurs terres. Il y a eu des Blancs qui ont été égorgés (elle joint le geste à la parole). Si vous ne parlez leur langue, que vous ne pouvez pas dire ce que vous venez faire… Et encore, si on vous laisse le temps de le dire ! ». Ce sur quoi son mari vient confirmer les propos. Mais petit bonhomme de plus de 80 printemps, toujours souriant et fataliste, qui continue de se taper des grimpettes en montagne à plus de 4000 mètres après une opération cardiaque, lui, m’encourage : « Oui. C’est vrai. Mais il faut bien mourir de quelque chose ! » Ca a le mérite de « couper le sifflet » de sa chère et tendre. Je leur dit que j’ai quand même une habitude d’aller à l’aventure et que je sais sentir quand il y a du danger et ne vais pas sciemment le défier pour le défier – même si je n’ai pas de boule de cristal. « Sois prudent, Patrice ! » dit-elle pour conclure « Il y aussi du trafic de drogue par là ». Je promets. Sensibilisé par le ton sérieux-grave manifesté à défaut d’être vraiment inquiété. Qu’en dirait Jéromine ?
Voilà ce à quoi je pense pendant le trajet entre San Ramón et La Merced.
Et me voilà dans le taxi – complet. Je suis à la place du mort. A l’arrière, un indien taiseux, plutôt âgé, se retrouve encadré par deux jeunes qui, hormis leur teint hâlé, pourraient être deux de ces mi-ados – mi-adultes d’une banlieue d’une grande ville de n’importe où. On passe un barrage de police. Un deuxième. Un troisième – où l’on reste un certain temps : les papiers de deux des voyageurs à mine de petits loulous qui se la jouent sont regardés de façon prolongée par les policiers avec la main sur leurs armes. Policiers comme armes étant du genre très sérieux. A part la musique dans le casque d’un des deux loustics, un silence pesant s’est installé dans la voiture. Le plus petit (sans le casque musical) s’est tendu ; l’autre sans doute aussi mais moins ; je le sens cependant très attentif, ses yeux revenant irrépressiblement vers le poste de police improvisé. Finalement, après quelques palabres, on repart. Tous. Le taxi se faufile dans une végétation qui s’épaissit régulièrement sur une route où le bitume a été mis jusqu’à Satipo mais qui souffre beaucoup et est en travaux de loin en loin. Je scrute les panneaux pour ne pas trop demander au chauffeur si nous sommes encore loin. « Puente de… ». Il s’arrête. Il s’est souvenu de l’endroit auquel je voulais descendre que lui avait dit Gladys… Je voulais lui demander s’il savait où je devais passer ; il est déjà reparti. Je n’aperçois presque personne sur la route qui coupe le village devant moi. Sinon quelques individus – hommes ou femmes – affairés à leurs petites activités quotidiennes de villageois d’un coin perdu. Il est un peu avant onze heures du matin. Il fait très chaud. Je vais dans quelle direction ?
Après deux-trois cents mètres, voyant une mamie sortant d’une boutique devant laquelle sont entassés quelques milliers de bananes fraîchement coupées, je lui demande si elle peut m’indiquer la « comunidad nativa ». Espagnol. Quechua… Elle me répond quelque chose à quoi elle joint le geste. Il semble que je doive prendre le deuxième chemin à gauche. A moins que le troisième – je ne suis pas certain qu’elle ait levé deux ou trois doigts… J’avance. Aucun panneau indicateur. Je prends un chemin au coin d’un restaurant marqué de l’image du mishasho, ce petit animal dont l’ingestion d’un grain de café avant digestion et restitution par ses voies naturelles (voyez-vous…?) transforme le grain en une sorte d’or *. Les rares personnes ne me regardent pas. Je me sens intrus. Je repense aux paroles de prudence : Gladys avait simplement confirmé les paroles de sa mère sur les Ashaninkas – mais faisant juste état de propos qui ont circulé… Je reprends la route… Interpelle un homme entre deux âges occupé à réparer sa moto et qui m’avait vu venir mais ne s’intéressait pas à ce gringo solitaire débarqué dans son village. Visage dur, yeux rouges, il me scrute d’abord d’un regard qui vous fouille avec quelque chose d’assez bestial qui s’atténue un peu et il me répond avec amabilité. Son castellano (espagnol) est clair. Je suis allé trop loin. C’était le chemin que j’avais commencé à prendre. J’y retourne.
* Le prix du café passé par là est – de loin – le plus cher du monde. Authentique !
Il y a une sorte d’accueil. Manifestement devenue utile sinon indispensable depuis qu’une fabrique d’huile vierge extraite d’une petite noix – sacha inchi – a passé un contrat avec une société… française, en commerce équitable. Fabrique dont j’aurai l’occasion de faire le tour du fait que je vais rencontrer là successivement le responsable de cette usine – un indien qui demeure juste à côté – mais aussi le fils et petit-fils des deux curanderas qui officient dans la communauté. J’apprends au passage deux choses : 1/ ces curanderas mère et fille ne seront là que le lendemain et 2/ le soir se déroule dans le village, pour la deuxième fois en… vingt ans, la fêtes des écoles de danse du Pérou.
En attendant le soir, je vais d’abord chercher, aidé par ce jeune homme d’une vingtaine d’années – qui travaille dans un garage à Lima mais est là pour la période de fêtes – un lieu pour passer la nuit. Au passage, aperçu du village. Il est situé essentiellement sur la rive droite du rio Perene – avec quelques baraques le long de la route côté rive gauche. En ce début octobre, alors que la saison des pluies n’est pas encore arrivée, le rio est assez large et haut – on pressent que plusieurs affluents l’alimentent en amont. Il est d’une couleur terre brune rougeâtre. Seulement une poignée de canots couverts pouvant transporter entre une dizaine et une cinquantaine de personnes (si on entasse bien) sont stationnés au pied de la route et surtout près du seul pont à enjamber la rivière. Pas d’activité sur l’eau. Autour de la place du village, contrairement au côté route, des gens de tous âges s’affairent pour cette période festive. Et pour trouver un logement ? Tout semble réquisitionné pour les écoles de danse. Je me contenterai d’une chambre qui – après « 20 ans après » ne déparerait sans doute pas dans l’esprit d’Alexandre Dumas d’une geôle au château d’If : creusée sous terre – bien sûr sans fenêtre – bercée par les odeurs d’eau croupie et de vase du fleuve à deux pas. Un « divertissement » cependant : dans ce sous-sol suintant et odorant, des toilettes presque neuves (enfin : assez récentes – si ! Si !) où l’on a posé deux inscriptions qui m’ont interpellé. Sur une porte Adan (Adam) et l’autre Eva (Eve) – vision toute locale du paradis terrestre !
L’après-midi, après un tour de la fabrique – avec démonstration de l’utilisation des appareils – je pars en moto-taxi avec le responsable de l’usine pour voir les deux grandes chutes d’eau de la région. « Il y a peu, presque personne n’empruntait cette piste au cœur de la jungle… ». Mon accompagnateur improvisé laisse filtrer un fort mécontentement… « Tu vas voir…! » ajoute-t-il, plongé dans des ressentiments palpables.
Tandis que le moto-taxi remonte la piste aux airs d’une minuscule incision de terre meuble dans ce cadre végétal exubérant, toujours plongé dans des pensées envers ces gens de la civilisation, le dirigeant de la fabrique me demande si je n’ai pas eu peur de venir tout seul chez les Ashaninkas. Il confirme avec ce geste de l’ongle du pouce sous la gorge : « des Ashaninkas ont, il y a assez peu, coupé la gorge de Blancs. En colère de ce que des Blancs leur ont fait pendant des années… Mais ils sont plus loin dans la forêt ». Je me dis que ces allusions devaient avoir du vrai… Je n’irai toutefois pas chercher plus loin confirmation. Ce qui est certain, c’est que des pensées dures et très probablement revanchardes occupent sérieusement l’esprit de ce petit bonhomme dont on sent qu’un sang sauvage anime les veines. Il va s’en extraire très vite. Le moto-taxi s’arrête soudain net dans une montée. Je vais voir remonter une colère profonde similaire dans son expression après avoir constaté les raisons de notre arrêt. Incroyable ! Sur ce qui n’était il y a fort peu qu’une piste au fond de la jungle, sur ce qui n’est encore qu’une piste un peu élargie au fond de la jungle, il y a… un embouteillage. Et quel embouteillage ! Un autocar d’une cinquantaine de personnes, suivi d’un minibus est arrêté en face d’un 4X4 suivi de ce qui apparaît comme au minimum une dizaine de voitures de tourisme. Mandelieu-La Napoule by Amazonie ! Quand on pense à ce qu’il faut parcourir pour venir là ; quand on pense qu’il y a quelques décennies ces indiens étaient tranquilles dans leur zone géographique et qu’on est face à ça. Qu’on regarde manœuvrer une vingtaine de minutes ces citadins qui se sentent en terrain conquis (c’est le temps qu’il va falloir pour que ça se débloque et que le petit moto-taxi puisse aussi passer)… Et je n’avais pas tout vu ! A l’arrivée au parking de la première cascade, le parking déborde. Et surtout. Surtout… Des boutiques se sont installées en quantité. Des boutiques qui vendent des costumes de bains, des bouées et tout un tas de gadgets aux gamins, petits et grands. Ou des choses à grignoter, des boissons… Les « Cataratas de Bayos » et le « Velo de la Novia » sont jolis et impressionnants. Mais les deux sites, surtout le premier, sont bondés et pleins de baigneurs. Illustration de ce qui se passe quand la ville vient poser ses pieds dans la nature au Pérou… Je vais rentrer en partie à pied, en partie dans une benne de camionnette. De cette position, je vais constater que des indiens, en dépit des interdictions, brûlent des flancs de collines pour faire un champ sauvage. Une conséquence de la pollution psychologique apportée par les Blancs – dixit mon accompagnateur. Accompagnateur que je dois retrouver après dîner dans la salle de sports où se tient le spectacle du soir.
Je termine mon repas « de la Selva » – avec des petits morceaux de piments rouges légers qui adoucissent les morceaux à peine visibles d’autres piments dispersés dans l’assiette. Parfaitement à mon goût, cela étant… La chaleur est retombée. Une sorte de couvercle très sombre semble couvrir le village. Depuis ma gargote, je regarde les visiteurs du festival, généralement endimanchés, finir de monter le sentier de terre meuble depuis le rio. D’où viennent-ils ? Combien sont-ils donc ? Comment une telle masse humaine a-t-elle pu monter dans les pirogues allongées sans qu’elles versent ? Le village grouille soudain de monde.
18H30. La salle de sports de Pucharini. Je suis à l’heure. Mais comment retrouver ce petit bonhomme qui est comme beaucoup d’autres dans cette foule qui doit être de l’ordre du millier de personnes dans ce coin à peine éclairé ? J’attends devant le guichet pour prendre mon billet… Je ne le verrai qu’une fois ressorti, le spectacle terminé. Ai-je besoin d’être accompagné ? Je suis visiblement le seul Blanc et j’avoue que j’aimerais prendre quelques photos… Mais le fils et petit-fils des curanderas arrive à point nommé. Heureusement ! Et heureusement il va rester assez près de moi.
Les spectateurs encadrent tout le terrain de sport, debout sur plusieurs rangs. Au centre, d’un côté, un présentateur fait le pendant à un jury, de l’autre côté. Des jeunes d’âges divers sont vêtus de costumes superbes et sont en attente de passer – il y a une vingtaine de groupes de danseurs annoncés. Je profite de la présence de mon accompagnateur pour qu’il demande à des jeunes, des parents l’autorisation pour que je prenne une photo. Mais si une personne donne un accord, je vois très vite que cela dérange qu’une autre (ou plusieurs autres) puissent être dans la photo. Je prends une, deux, trois photos. Des adultes viennent à tour de rôle m’interpeller. Heureusement le fils et petit-fils des curanderas a une présence et une certaine autorité pour ces personnes. Il explique que je suis un ami des Ashaninkas et ne désire qu’en donner une bonne image. Je me limite cependant. A un moment, il s’éloigne pour aller chercher à boire. Et reste un certain temps – sans doute discuter avec des amis. Je tente de faire un ou deux cadrages sans photographier… Et suis alors pris à parti par plusieurs personnes. Je tente une explication en espagnol: « je cadre juste ; pas photo ! ». Mais ça continue. Je constate que certains me parlent en langue locale (sans doute ashaninka). Est-ce pour m’impressionner ou parce qu’ils ne maîtrisent pas l’espagnol ? En tout cas, les tons sont durs, les regards plus encore. Je sens une agressivité à mon égard… Je cherche une parole apaisante. « Nakabe ! Nakabe ! » (Bonjour / Salut en ashaninka). Comment on dit ami dans leur langue ? Zut ! Je retrouve pas ! Là-dessus arrive un policier vindicatif à mon égard. Une femme particulièrement excitée me désigne au policier, employant des mots que je ne comprends pas. Ouh ! là ! Là ! Le policier monte la main vers mon appareil-photo… Ô ! Esprit de Jéromine, viens à mon aide, merci !… Au moment où j’envoie cette prière au ciel : un bras intervient. Ouf ! Retour de mon accompagnateur. A pic. Il parle au policier. A la femme. Manifestement il a une aura locale. Pas absolue – ça se voit que les tensions restent à fleur de peau – mais suffisante pour calmer le jeu. Le policier me dit dans un espagnol teinté de quelques mots qui m’échappent que je ne dois pas prendre de photos de gens qui n’ont pas tous donné leur accord et que je peux prendre uniquement des photos des danseurs de loin – pas m’approcher. Je dis OK – j’ai compris. Et j’ai parfaitement saisi la leçon aussi. De fait, je ne prendrai que des photos d’assez loin. Je vais surtout assister à un spectacle superbe. Tous les danseurs, toutes les danseuses, y compris les plus jeunes tiennent à faire honneur à leur école, à leur région. C’est un camaïeu de couleurs intenses, une suite de types de vêtements, de rythmes musicaux, de chorégraphies et de gestes qui se succèdent et emportent dans les diversités culturelles traditionnelles du Pérou. Des inventions aussi… Ici, les petites filles avec les jupes noires brodées, le gilet, le bandeau dans les cheveux et les fausses nattes martèlent le pas que leurs arrière-arrière-arrière grand-mères martelaient. Là, les gamins en vêtements couleur de terre, ceinture bariolée et châle blanc qui leur couvre la tête avancent d’un pas lent parfaitement rythmé en brandissant un bâton. Cette fois, c’est un groupe de filles au chapeau brun qui forment un cercle fermé entre elles. Pantalon noir, gilet rouge sur chemise blanche, un couvre-chef de tissu mauve surmonté de très hautes feuilles peut-être de roseau, en voici d’autres qui après des pas légers viennent s’agenouiller cérémonieusement. Les costumes s’affolent : quelles sont ces cigales en costume de soie bleu intense ? Quel est ce garçon en taureau rouge vif ? Et ces filles en jupette bleu ciel et haut de princesse couronnée portant un loup noir ? Quelle procession s’avance soudain ? Celle-ci porte une image catholique. Cette autre semble tournée vers le culte du soleil. Ici, c’est le Pérou du Nord. Là, c’est Cusco. Voici des hommes et des femmes de tribu sauvage – torses nus, peau de léopard autour de la taille, sagaie et têtes réduites dans une parures de plumes. Voilà les Ashaninkas – qui livrent un strip-tease ; les filles s’élançant dans des postures lascives enchaînées d’une sensualité difficilement résistible. Les airs accompagnant chacune de ces performances dans l’espace et le temps font qu’on est d’autant plus catapulté d’un coin à l’autre du Pérou que les danseurs et danseuses chantent en étant vraiment dans le personnage qu’ils incarnent. Les images défilent, enchaînent, perdent l’esprit. En alternance, des torches viennent animer l’espace ; un prisonnier noir est pris pieds et mains dans des cordelettes, porté… On est soudain dans une cérémonie de mort ; des pyramides humaines s’échafaudent… Ce spectacle changeant sans temps mort – sinon la brève présentation au micro du numéro qui arrive -, prenant, va durer quelque cinq heures. Le dernier numéro – les mouettes, déconcertantes, décalées mais d’un haut niveau de spectacle – ramenant « à terre ». Le vainqueur – Cusco – est anecdotique. Il ressort de cette soirée le sentiment que les traditions sont puissamment vivantes. Je les sens dans ma peau. Elles vont m’accompagner dans mon sommeil.
Au matin, ces traditions titillent encore mon corps. Et me portent jusqu’à l’antre des curanderas.
C’est le mari – sorte de ranger local – de la plus jeune des curanderas qui m’accueille. Voici sa femme – la cinquantaine (comme lui). Elle porte cette toge de couleur blanc cassé tombant jusqu’aux pieds – qui me fait aussitôt évoquer Jéromine Pasteur. Je ressens alors comme une normalité d’être là.
…
Je viens d’intégrer cette impression de normalité. La femme qui me souhaite le bonjour et la bienvenue a un visage rond, aimable. Une grande simplicité émane d’elle – le vêtement n’y est sans doute pas pour rien – mais aussi une sensation de savoir et de pouvoir. De confiance. Je suis prêt à me laisser faire. Même si, au fond de mon être natif d’Europe une retenue vient s’interposer : jusqu’où ? On va voir !…
« Vous voulez un massage ? Une recherche des problèmes dans votre corps ? » « La totale ! »
« Des points particuliers ? » « Je vous laisse faire !… »
Par cette formulation, j’envoie une marque de confiance et, en même temps, je me prépare à sentir jusqu’à quel point je vais décider de laisser faire.
On commence par un massage. Et là, j’avoue que je suis bluffé. La dame va désigner très exactement les deux endroits exacts où ma colonne vertébrale a été amochée plus l’arthrose lombaire qui pourtant sur le moment était calme. « Exact ! »… »Exact ! » Et…Exact ! ». Si encore je lui avais désigné vaguement… Mais là : chapeau ! En ressort le sentiment de pouvoir faire confiance et en même temps une sorte de malaise : tant cela a un aspect surnaturel – qui dérange mon esprit d’Européen emprunt de cartésianisme malgré ce que j’ai déjà pu rencontrer dans mon existence.
Massage terminé. Etape suivante !
Pour l’étape suivante, la maman de cette curandera, curandera elle-même, est arrivée. Soixante-dix à soixante-quinze ans environ. Bien moins loquace que sa fille, ses yeux me parcourent, m’étudient d’une façon que j’ai failli dire clinique ; en l’occurrence « clinique chamanique » est ce qui m’est venu sur le moment pour corriger cette première idée et je n’ai pas trouvé mieux depuis. Il y a une froideur et un regard qui semble communiquer directement avec des esprits. Sans être franchement désagréable ou inquiétant, c’est un peu perturbant. Nous échangeons des salutations assez neutres. Bon – on y va ?
En slip sous une toge qui me recouvre jusqu’à la tête, je subis la sudation. Plusieurs pierres chauffées à des températures élevées différentes sont plongées, tout à tour, dans un récipient d’eau, sous la toge. Sensation différente à celle d’un sauna ou un hammam. « Ca va ? » « Je transpire bien, merci ! » Et après ? Après, je suis allongé sur le sol, deux pierres tendres me sont passées sur tout le corps. Je laisse faire.
Je sens mon point de douleur dans le ventre, côté droit, qui est revenu se faire sentir. Du coup, j’attache un peu moins d’attention au déroulé des opérations. Je me souviens de grandes feuilles dans lesquelles sont enrobées les deux pierres. Je ne sais plus trop si elles m’ont déjà été passées sur le corps. J’ai droit à un temps de repos. Les pierres sont emmenées – pour être encore chauffées et laissées reposer. Quand elles sont ramenées, elles se sont recroquevillées, racornies. Elles ont parlé me dit-on. Des traces d’une couleur blanchâtre les marquent. « Que disent-elles ? » (quand je pose cette question, mon incrédulité d’Européen des villes a fait son retour – pour un peu j’aurais rigolé et haussé les épaules). « Vous avez quelque chose ici. » La curandera qui m’a massé me désigne le point à l’abdomen. Exactement là où…
La vache ! Difficile d’exprimer ce qui se passe dans ma tête à cet instant. Mélange de stupéfaction, d’incrédulité (« je rêve ! C’est pas possible ! Ce serait les pierres qui auraient « parlé » Mais comment ?!!!), de rangement devant l’évidence et d’acceptation de ce qui sera annoncé juste après. Je n’ai pas en fait le temps de réagir. Elle ajoute : « c’est une tumeur ». Ce n’est pas que je sois surpris que j’en aie une à cet endroit… La façon d’en arriver à la déceler et l’annoncer est bien plus forte. Je n’ai pas plus le temps de réagir à l’info’ que précédemment. Le mari de la dame, présent et presque amusé me pose la question : « Voulez-vous qu’on vous la retire ? ». « Demande à un malade s’il veut la santé » aurait dit ma maman !
Pas mal de choses s’entrechoquent dans mon esprit à ce moment. On me montre l’emplacement des traces blanchâtres qui indiquent des endroits malades du corps : « Vous voyez : si on retourne la pierre, ça correspond… »Quelle application a suivi dans la foulée ? Les feuilles sur l’abdomen je crois… Pendant ce temps, la maman curandera est allée préparer une potion. Je l’ai entendue se racler la gorge. Est-ce… ? Peu importe en fait. Des passes magiques ont été faites et dites. J’ai eu un litre de potion à boire matin, midi et soir sur quatre jours. Première immédiatement.
…
J’ai payé les curanderas – tout de même (bien) plus cher que ce que j’avais prévu. Puis je suis retourné retrouver Tomas – un grand amateur d’expédition avec qui j’ai des points communs. Il a accueilli mon récit avec ce stoïcisme suisse et sa connaissance des médecines parallèles… « Tu me diras le résultat ».
Devant prendre des moyens de transport sans toilettes, j’ai pris la potion sur cinq jours. De retour en France, j’ai informé Tomas qu’une semaine après mon passage chez les Ashaninkas le point de douleur avait disparu pour ne jamais revenir. Idem pour un bouton douloureux proche du nombril qui séchait mal depuis des mois.Des douleurs pas agréables, j’en ai eu d’autres mais celles-là ont totalement disparu. On pourra dire que je n’ai pas eu d’examen cliniques avant ni après. Cette expérience m’a convaincu.
Il semblait écrit que j’aille chez les Ashaninka. Il est étonnant que je sois arrivé là, dans ce village précis, juste le jour où se tenait cette fête, la deuxième en vingt ans ; que j’aie été accompagné par quelqu’un qui m’a évité des démêlés et la casse de mon appareil-photo… J’en ai écrit un texte de chanson depuis.
Chaveta, un autre Barriti (artiste, saltimbanque) te salue !